En l'occurrence il ne s'agissait pour moi que de finir mon après-midi sur une note moins cintrée que les besoins du boulot. Il y a des jours où boire du Coca Cola du matin au soir me retourne l'estomac au point d'en venir à diversifier mes boissons par un tour sur la long ligne menant aux docks, sur laquelle il est totalement loisible de trouver plusieurs lieux de restauration et de rafraîchissement. Un seul verre me suffit à apaiser la nervosité de ma digestion. Un digestif qu'ils appellent cela. Parfait. Deux ou quatre centilitres contre trois dollars et je reprendrais ma route vers l'appartement. Rien de plus anodin. Tout aussi anodin que les chances de croiser la route d'une cliente assez régulière pour qui ce que je vends semble en toute honnêteté plus important qu'à moi-même - outre le fait que cela me rapporte de l'argent qui paie une majeure partie de notre loyer avec Tammi. Dans le constat de la voir aussi peu étonnée que moi de nous voir fréquenter le même endroit, je ne me prive pas de ma remarque :

« Tiens tiens, quel hasard. Moi qui pensais que Melbourne était assez grand pour se perdre, on retombe finalement facilement sur des têtes connues. »

J'ai à peine ralenti la cadence - quoiqu'un peu quand même - en dépassant la table qu'elle partageait avec quelques uns de ses amis. Le temps de gratifier chaque tête d'un léger hochement de ma part, je poursuis en directement du comptoir où il me faudra commander et consommer à côté des places assises déjà prisées. Ce n'est pas dérangeant pour moi qui ne suis pas habitué aux facilités dans les lieux que je fréquente. Rester debout fait partie intégrante de mon quotidien à la glacerie où je travaille jusqu'à trois heures d'affilée sans pause durant laquelle je ne prends pas toujours l'effort de me poser avant de reprendre mon poste derrière les parfums et sorbets qui me séparent de mes clients. Cette adolescente n'est pas la première personne que je croise en dehors de mon lieu de travail, mais il n'en reste pas moins la sensation étrange de ne plus avoir ce relationnel commercial et de partage d'un peu de bonheur au lactose. Nous serions presque deux étrangers indifférents l'un pour l'autre sans ce qui nous relie la plupart du temps : un cornet et deux boules.

Je considère la boisson qu'elle s'est commandée, celles de ses camarades, puis reviens lui lâcher un sourire à peine dissimulé. J'en lance toujours trop, entre mes deux expressions faciales qui sont la légèreté feinte de la joie de vivre et la nonchalance dans l'absence de ressenti particulier. J'oscille entre chacune au cours de mes journées, et passe aisément de l'une à l'autre au cours de la même situation. Mon sourire s'efface alors de mon visage qui reprend des traits neutres à son adresse, ce qui me permet de reprendre ma route vers le serveur attelé à servir devant ses bouteilles, pendant qu'un boys band local accorde ses instruments pour se produire d'ici peu à un bout du café-bar.

Liana avait claqué la porte en quittant la villa familiale. L'air y était étouffant et elle avait volontairement ignoré les appels de Luna qui réclamait après elle. Pas question de céder à l'appel de cette petite. Elle savait très bien que Lorenzo ne lui ferait rien. Sinon, il en subirait les conséquences. Elle n'hésiterait pas à tuer quiconque s'en prendrait à Luna. C'était son petit rayon de soleil et le seul petit être humain à avoir son amour. Liana ferait n'importe quoi pour la petite, elle se pliait en quatre pour elle. Cependant, une énième dispute avec son père l'avait poussé à partir sans se retourner. Un jour, elle finirait par faire ses bagages définitivement. Elle savait qu'elle n'avait pas sa place dans cette maison.

La jeune femme avait pris la direction de la plage pour rejoindre ses amis. Une fois sur place, elle se détendit, oubliant les déboires familiaux qui touchaient le foyer et prit un malin plaisir à s'amuser avec sa bande. Eux ne la trahiraient pas pour le moment et ils étaient un soutien sans égal. Bien que pas au courant de tracas qui animaient la brune, ils n'en restaient pas moins un véritable soutien. Finalement, la bande décida de se diriger vers un petit café-bar pour y prendre une boisson. Appréciant le fait de pouvoir se mettre à l'intérieur, ils prirent place près d'une fenêtre. Il n'y avait pas dix minutes qu'ils étaient là que Liana remarqua une tête connue. Ce type, elle l'a déjà vu plusieurs fois alors qu'elle allait lui soutirer des glaces gratuites. Pas qu'elle n'ait pas d'argent - quoi qu'avec le père qu'elle avait, ça ne tarderait pas- mais parce qu'elle aimait bien user de son pouvoir de séduction pour avoir des choses gratuites. Liam passa à leur hauteur, lui adressant quelques mots. Liana se contenta de sourire en le prenant un peu de haut. Après tout, elle ne fréquente pas n'importe qui. Finalement, alors qu'il est parti s'installer au bar pour rester debour, Liana attrapa le verre de bière à la framboise pour se lever et le rejoindre. Sans la moindre gêne, elle se colla un peu trop près de lui, posant son verre sur le comptoir.

« Je ne savais pas que le petit vendeur de glaces traînait dans les endroits pour adultes. »

Bien sûr, elle se moquait de lui. Elle ne savait pas avoir un relationnel normal avec les autres, sûrement parce qu'elle n'avait jamais rien connu de normal. Liana prit son verre avant d'en voire une longue gorgée, passant lentement sa langue sur la moustache de mousse rose qui s'était formée au dessus de sa lèvre. Les vieux démons refaisaient surface et Liana ne cherchait même pas à s'en cacher.

« C'est étrange de voir un garçon tout seul dans un bars comme celui là. Je pensais que tu viendrais avec ton petit ami. Ou ta petite amie. Il en faut pour tout les goûts. »

Liana n'avait rien contre l'homosexualité mais parfois, elle trouvait vraiment qu'il y avait du gâchis quand elle voyait certains homosexuels. Il lui en restait moins à draguer. Cependant, elle adorait enquiquiner son petit glacier, peu importe pour quelle raison, elle en trouvait toujours une.

La manière avec laquelle une réaction me fut renvoyée, brève et détachée, me mena à croire que ce ne resterait qu'un aperçu jusqu'à là prochaine fois que nous nous croiserions à la glacerie pour notre prochain duel de nerfs qui se solderait toujours par ces parfums sur un biscuit tendu contre un billet. Je ne lançai qu'un seul regard vers sa table avant de me concentrer sur le liquide baignant entre deux glaçons qui me fut servi dans la foulée. Puis la surprise me déstabilisa à deux doigts de lâcher mon verre porté à mes lèvres. Venue s'accouder on ne pouvait plus près, empiétant sur ma zone de confort vitale, son entrée piquante en la matière ne me motivait pas à lui rétorquer immédiatement. Je me suffisais de hausser les épaules, dont celle à peine un peu plus au-dessus de la sienne. Puis ne put m'empêcher, après tout :

« T'es de la police ? Tu veux une pièce d'identité qui confirme mon âge ? »

Bien évidemment, la scène du porte-feuille sorti de la poche de mes pantalons ne fut que du cinéma. Je me rétractais sans avoir sorti ma carte d'identité. Mais l'amusement s'effaça sur un sujet extrêmement sensible depuis que Tammi m'avait confessé vouloir retourner à Perth car elle ne se sentait pas chez elle ici sur la côté Sud. A cet instant, elle résidait toujours dans notre appartement, mais cela s'apparentait à une situation qui ne perdurerait plus des semaines. Et n'avoir qu'elle dans ma vie depuis que j'avais pris la fuite de l'existence oubliée que j'eus jadis vécu en Australie-Occidentale, ne m'aidait pas à envisager la suite avec des repères solides. L'avoir embarquée dans ce grand changement avec moi ne représentait pas un détail mais un besoin personnel. En un an de colocation ici je m'étais écarté la perspective de la perdre de cette façon un jour. Trop optimiste comme je l'ai rarement été, l'idée avait été rangée dans le tiroir des craintes enfouies. Mais elle ressortait depuis plusieurs jours. Autour de la thématique abordée par l'inconnue en ma compagnie penchée sur ce bar à la dégaine bancale, je réprimais la tristesse et ravalais ce pan de fierté brisée.

« Elle est à la maison à s'occuper de notre fils, le temps que je rentre après ma journée. »

J'avais cette capacité créatrice d'imaginer n'importe quelle histoire et de tenter de la vendre à tout un chacun depuis avoir pris des cours d'expression libre, une dérive qui ne demandait qu'un cercle plutôt que des planches sur lesquelles monter. Le théâtre était réservé à l'élite. A reconsidérer la fable que je venais de monter de toute pièce, ma crédibilité me paraissait très moyenne. Je me faisais passer pour le père indigne qui préférais faire durer ses journées loin de sa femme et son enfant, privilégiant une relation avec des consommations de comptoir. Mais mon pied était accroché à l'étrier, je me devais donc de tenir ma version de l'histoire. Aussi incongrue celle-ci puisse convaincre. L'attitude influençait beaucoup sur la persuasion, malgré que pour la peine ce n'était pas nécessairement mon souhait. Je pris alors la conversation à mon compte afin de mieux gérer les bonnes intentions placées sur des mines psychologiques un peu trop dangereuses.

« Rassure-moi d'un truc. Ta boisson, t'as réussi à l'obtenir sans rien dépenser, j'espère ? »

Ma voix ne devait parcourir que quelques centimètres pour descendre de peu de marches vers ses écoutilles orientées dans ma direction lorsqu'elle sirotait bientôt la moitié de son verre. Je pointais mon bec vers son breuvage, échouant à distinguer ce que cette fille avait bien pu prendre prendre. Peu de mousse pour être une bière, couleur plus ambrée que colorée pour ne pas en être une malgré que la teinte tirait sur une nuance plus boisée. Très étrange à deviner. Autre chose, pour reprendre son angle d'approche, me rendit curieux au point de devoir rebalayer devant ma propre porte.

« C'est lequel ton petit ami dans le groupe ? J'aurais dit le blond car il n'a pas l'air ravi que tu t'intéresses à moi, mais il flirte aussi avec ton autre amie. Il me met le doute. »

Le cou étiré pour pivoter ce qu'il suffisait de ma tête en direction de la banquette occupée par ces plus jeunes que moi, mon attention restait sur eux avant de se mirer en quête d'un éclaircissement au fond du blanc des yeux téméraires juste devant moi.

@Emiliana Flores: