Rester seule chez elle n’était généralement pas un souci pour Giu’. Elle était un peu casanière dans son genre, et n’estimait pas qu’une soirée en tête-à-tête avec Netflix était une soirée ratée. Ces temps-ci cependant, la solitude lui pesait. Parce que quand elle était seule, chez elle, avec rien d’autre qu’un programme télé plus ou moins passionnant, son esprit divaguait malgré vers des sujets auxquels elle n’avait pas envie de penser. Netflix, c’était le plan pour ce soir, cependant il était rapidement devenu clair que cette soirée compterait parmi celles où elle n’arriverait pas à se concentrer sur l’écran, peu importe à quel point elle essaierait. Peu importe le nombre de vin qu’elle boirait. Un, puis deux, et elle avait finalement abandonné sa bouteille au salon pour quitter son pyjama pour une tenue plus adaptée à une sortie. Défait son chignon bordélique pour laisser ses boucles brunes dévaler sur ses épaules. Mis un peu de maquillage, une robe - à manche longues, la peau de ses avant-bras encore marquée par sa dernière douche intensive. Une veste pour se protéger de l’air frais de l’automne, et elle était sortie, sans véritable plan.

Avait-elle fait exprès de se rendre dans un endroit où Javadd était susceptible de se trouver aussi ? Inconsciemment, peut-être. Ce n’est pas comme si elle avait pour habitude de fréquenter d’autres endroits, vraiment, hormis son canapé. A peine arrivée, elle s’était dirigée vers le comptoir, où elle avait commandé un shot… Puis un deuxième. Quiconque connaissait Giu’ savait que lorsqu’elle buvait autre chose que du vin, ce n’était pas bon signe, mais le jeune homme qui l’avait abordée, lui, ne la connaissait pas. Et il s’en moquait, probablement, et sur le coup, Giu’ s’en moquait un peu aussi. Parce qu’elle avait attiré l’attention de quelqu’un. Parce qu’il lui parlait, et rompait un peu de la solitude qui s’était installée en elle depuis son retour d’Italie. Parce qu’il lui avait offert un autre verre, qu’elle sirotait doucement - c’était un poids plume, encore un peu et elle danserait sur les tables. Elle n’en était pas encore là. Joyeuse, plus que bourrée. L’esprit juste assez embrumé pour qu’elle ne pense pas à cette nuit. Pas assez pour que la main du jeune homme, qui descendait un peu plus le long de son dos à mesure que le temps passait, ne la mette pas mal à l’aise, juste un peu. Pas qu’elle n’en dise quoi que ce soit, ou en tout cas pas ouvertement. Jouant à l’anguille plutôt que de poser des limites, elle avait proposé qu’ils aillent s’asseoir, se disant qu’avec une table entre eux, ses mains baladeuses ne pourraient pas aller plus loin. C’est sans compter sur le jeune dragueur, persistant, qui avait pris place à côté d’elle sur la banquette, se rapprochant à mesure que la conversation avançait. Sa main venant trouver sa jambe, pour remonter doucement, l‘air de rien.

Nope.

Tu veux un autre verre ? C’est moi qui offre, proposa-t-elle, trouvant la première excuse pour mettre un peu de distance entre eux. Plus d’alcool n’était pas une sage décision, elle aurait simplement dû lui dire de mettre ses mains dans ses poches, mais dans le fond, peut être que c’était tout ce qu’elle méritait ? Il n’avait même pas eu le temps de répondre qu’elle était déjà debout, fendant la foule en direction du bar avec un soupir fébrile. Elle n’était pas prête pour ça. Il n'avait sûrement pas de mauvaises intentions, même si ses projets pour la soirée étaient assez évidents mais Giu', elle, n'en était pas là. Pas après cette nuit. Mais elle n’était pas non plus prête à être seule ce soir, ce qui la rendait… eh bien, un peu stupide, imprudente, irresponsable. Tellement qu’en plus de leur boisson, elle commanda un nouveau shot pour elle. Du courage en bouteille, cul-sec.

Giu était un poids plume lorsqu’il s’agissait d’alcool. C’était peut être ironique pour une fille de vignerons, mais au delà du vin, pas l’alcool le plus fort du monde, Giu ne buvait pas grand chose, alors dès qu’elle partait sur quelque chose de plus fort, il ne fallait pas grand chose pour qu’elle en ressente les effets. Et une Giu qui buvait autre chose qu’un verre de vin, ce n’était jamais vraiment bon signe. Cette soirée n’était malheureusement pas une exception.

Vu l’heure avancée, elle ne s’attendait pas à trouver Javadd, accoudé au bar. Tellement pas qu’elle ne l’avait pas cherché, quand bien même son regard avait scruté la foule lorsqu’elle était arrivée, un peu plus tôt dans la soirée, comme par réflexe. Giu’ traînait rarement dans les bar sans son meilleur ami, ça avait été instinctif, mais son esprit était à présent trop embrumé pour penser à grand chose. Ce n’est que lorsqu’il l’appela qu’elle réalisa qu’il était juste là, à quelques mètres, et que son coeur rata un battement ou deux. Dans le fond, c’était lui qu’elle était venue chercher ici, même si elle ne s’en rendait pas vraiment compte.

Giu’ pivota vers lui, surprise, avant de s’approcher d’un pas si maladroit qu’elle manqua de se prendre les pieds… dans ses propres pieds. Oopsie ! s’exclama-t-elle, ricanant comme une idiote après s’être rattrapée à son meilleur ami. Nope. Rien d’intéressant, répondit-elle avec une moue boudeuse, lorsqu’il s’étonna qu’elle ne soit pas, comme à son habitude, devant Netflix… avant de s’étonner de son choix de boisson. Parce que contrairement au jeune homme avec qui elle avait passé sa soirée, Javadd la connaissait, lui. Mieux que personne. Du vin. A la maison. Et après… Elle réfléchit un instant, mais impossible de se rappeler du nom de son premier cocktail. Ou des shots qu’elle avait commandé. J’sais plus, un cocktail. Ou deux… répondit-elle d'un ton évasif, accompagnant ses paroles d'un haussement d'épaules. Honnêtement, il ne lui fallait pas beaucoup plus que ça.

C’est ce moment que choisi le garçon avec qui Giuliana avait passé sa soirée pour s'immiscer dans la conversation, glissant au passage sa main dans le bas du dos de la brune. Assez bas pour la mettre mal à l’aise, pas qu’il la connaisse assez pour s’en rendre compte. Hey, ça te dit pas qu’on parte d’ici ? Giu’ savait ce qu’il avait derrière la tête, et elle n’était pas encore assez bourrée pour avoir envie de le suivre. Elle était sortie pour avoir un peu de compagnie, mais pas de ce genre là. Dans le fond, elle avait trouvé la compagnie qu’elle cherchait : son meilleur ami. Mais il l’avait tant évitée depuis cette maudite nuit qui la hantait toujours. Il lui manquait terriblement, et pourtant, savoir qu’il ne voulait pas la voir lui donnait juste envie de fuir, si bien qu’elle se retrouvait plantée là sans trop savoir quoi faire.

Giu ne s’était pas imaginé que les choses dégénèreraient à ce point, ou aussi vite. Javadd avait raison : elle avait trop bu. Et même avec une dose d’alcool dans le sang plus réduite, elle n’était pas dans le bon état d’esprit pour ce genre de sortie, surtout pas dans ce genre d’endroit. Mais c’était du Giu’ tout craché, la solitude ne lui avait jamais réussi, encore moins quand la personne qu’elle voulait voir était Javadd, et que lui ne semblait pas vouloir passer de temps avec elle. La preuve en est, il avait disparu aussi vite qu’il était arrivé, claquant la porte derrière lui. Cette distraction disparue, le jeune homme avec qui Giu avait commencé la soirée commença à se faire plus entreprenant. J’ai mal à la tête, je… je crois que je vais rentrer, dit-elle, essayant de rétablir de la distance entre eux. Il ne l’entendait pas de cette oreille.

Giu savait généralement se débarrasser d’un gars trop entreprenant. Elle connaissait les astuces, la première étant d’envoyer son genou dans un endroit stratégique… Mais elle resta là, paralysée. Une part d’elle était ici, dans ce bar. Une autre était de retour des semaines en arrière, dans une situation similaire, les mains d’un homme différent essayant de se frayer un chemin sur son corps. Rien de violent cette fois, mais rien d’acceptable non plus, et pourtant elle était incapable de bouger. Cette fois encore, c’est la voix de Javadd qui les interrompit. Ce fut lui qui l’arracha aux prises de son pot de colle. Ses poings qui atterrirent au visage du jeune homme, cloué au sol par un Javadd hors de lui. STOP ! Jav’ ! Javadd, arrête, s’il te plait ! le supplia-t-elle presque, retrouvant l’usage de ses membres pour tenter de l’arracher à son punching ball vivant.

Quand enfin Javadd eut fini de déverser sa rage, il attrapa Giu’ par le bras, et elle n’eut d’autre choix que de lui emboîter le pas, courant derrière lui avec toute l’agilité d’une fille bourrée sur des talons hauts. Il ne fallut pas très longtemps pour que Giu’ lui demande de s’arrêter, à bout de souffle, les pieds en feu et l’estomac retourné par l’alcool, cette course folle, et un trop plein d’émotions. A peine arrêtés, elle tituba vers la poubelle la plus proche, y déversant le contenu - surtout liquide - de son estomac. Ce n’est qu’en se redressant, essuyant sa bouche d’un revers tremblant de la main, qu’elle réalisa que ses joues étaient baignées de larmes; Quand s’était-elle mise à pleurer ? Elle l’ignorait. Tu p-peux pas… Tu peux pas faire ça Jav’. Tu… j’peux pas… pas encore… balbutia-t-elle, haletante, s’adossant à un lampadaire avant de se laisser glisser jusqu’à s’asseoir sur le sol. Elle voulait rentrer chez elle. Se cacher sous la couette, et ne jamais en sortir. Elle voulait Javadd, avec elle, et qu’il la serre si fort qu’elle en oublirait tout ça, au moins en temps. Elle le voulait aussi loin d’elle et de son don pour s’attirer des ennuis et par la même occasion, de lui en attirer à lui aussi. Elle n’en dit rien, restant juste là, assise sur le trottoir, son visage dissimulé par un rideau de boucles brunes, attendant le moment où il partirait. Il l’avait si soigneusement évitée depuis cette horrible nuit, il était clair qu’il n’avait pas la moindre envie de la voir.

Giuliana avait l’impression de perdre pied. Jour après jour, peu importe combien elle essayait de garder la tête hors de l’eau, elle sombrait. L’absence de Javadd n’aidait pas, d’une part parce qu’il lui manquait, et d’autre part parce que, même s’il n’avait pas été son meilleur ami depuis l’enfance, il était le seul à qui elle pouvait parler de tout ça. Le seul qui pouvait comprendre. Le seul qui n’appelerait pas la police, parce qu’ils étaient dans cette galère ensemble. Ensemble… mais séparément, jusqu’à ce soir où il avait fallu qu’il vole à son secours - encore - et et où ils étaient passés à ça de jouer dans le sequel de leur Soirée de l’Enfer.

Elle était bourrée. Epuisée. Le second état n’aidant pas vraiment le premier. Elle avait tenté de dire quelque chose, mais sans grand succès. Les mots ne sortaient pas, ses phrases déconstruites manquaient de sens, et son bégaiement essayait de faire une apparition. Giu essaya de se calmer, de respirer alors que Javadd prenait la parole, lui rappelant que c’était comme ça qu’ils fonctionnaient. L’un d’eux s’attirer des ennuis, et l’autre venait à sa rescousse. Ca fonctionnait dans les deux sens, heureusement les conséquences n’étaient pas toujours aussi violentes. Giu ne répondit pas tout de suite, essayant toujours de réaligner ses neurones chamboulés par l’alcool, ce qui donna à Javadd le temps de s’étonner de sa consommation excessive. Giu était de celles qui appréciaient un bon verre de vin, pas de celles qui avalaient n’importe quel liquide alcoolisé qui leur tombait sous la main pour le simple principe de finir complètement arraché. Couvrir un meurtre, ça n’était pas elle non plus, rien d’étonnant à ce qu’elle perde les pédales, mais Javadd en semblait pas s’en rendre compte. Tu peux pas… Ca peut pas recommencer, Jav’... J’y arriverais pas. Ce dont elle parlait était clair, même si elle ne pouvait pas entrer dans les détails en pleine rue. Qui sait qui pourrait les entendre ? J’me sens pas bien J… Tu… tu peux me raccompagner chez moi ? demanda-t-elle, se décidant enfin à lever les yeux vers lui. Ce n’était pas un mensonge : elle ne se sentait pas bien. Son estomac n’était pas un grand fan de la vodka, et elle se réveillerait avec une gueule de bois monstrueuse le lendemain. Mais surtout, elle ne voulait pas être seule. S’il la ramenait chez elle, elle arriverait peut être à trouver une excuse pour qu’il rentre, puis une autre pour qu’il ne parte pas. Sinon je peux appeler un taxi... ajouta-t-elle malgré tout, parce que peut être qu’il n’avait pas envie de passer plus de temps avec elle. Vu comme il l’évitait ces derniers temps, ça semblait même plutôt clair.