Enfermée dans sa chambre, Mae s’imaginait souvent ce que sa vie serait si elle avait une famille normale. Ces familles cliché, comme dans les séries américaines. Une mère douce et gentille, qui l’aiderait à faire ses devoirs, préparerait des cookies, et lui lirait une histoire avant d’aller se coucher. Un père protecteur, toujours présent, qui lui apprendrait à surfer et la serrerait dans ses bras après un cauchemar. Des frères et soeurs aussi, peut être, et pourquoi pas un chien? Elle aurait aimé un chien. Ca aurait brisé un peu sa solitude.

L’illusion se dissipait dès qu’elle passait la porte de sa chambre, pour retrouver l’appartement miteux que sa mère peinait à payer, même avec l’aide des hommes peu fréquentables qui défilaient dans sa vie - creepy, violents, drogués, un vrai catalogue - et la laissaient les uns après les autres. Sa mère, alcoolique, droguée. De mère, elle n’avait vraiment que le nom. Mae, elle a dû s’élever toute seule. Apprendre à se débrouiller. Plusieurs fois, elle a même dû se résoudre à voler, parce que sa mère avait encore perdu un boulot qu’elle avait promis de tenir, cette fois, et que le frigo était totalement vide. Plusieurs fois, elle avait pris de bonnes résolutions. Déclaré vouloir être sobre et reprendre sa vie en main. A chaque fois, ce fut un échec, et Mae avait arrêté d’y croire.

Son père ? Il n’avait jamais fait partie du tableau. Il avait pris la fuite dès l’annonce de la grossesse, et le schéma se répéta lorsque la mère d’Ella-Mae tomba à nouveau enceinte, d’un autre homme qui n’en avait que faire. Mae avait dix ans, lorsque la petite a vu le jour. Elle avait toujours voulu un petit frère ou une petite soeur. L’un ou l’autre lui aurait convenu, vraiment, elle voulait juste se sentir moins seule. Avoir quelqu’un avec qui partager ses peines. Mais n’était-il pas égoïste, de souhaiter cette vie à une autre enfant ? Mae avait essayé de s’occuper de ce petit bout d’humain. Cette petite poupée à peine venue au monde, et déjà embarquée dans cette galère, avec une mère incapable de s’occuper d’elle, et une grande soeur bien trop jeune pour ce genre de responsabilité. Alors un soir, le coeur lourd et les yeux plein de larmes, Mae avait enveloppé la petite Zoey dans une couverture marquée d’un Z - qu’elle lui avait elle-même payée avec le peu d’argent qu’elle avait réussi à économiser - et l’avait emmenée jusqu’à la caserne des pompiers. Elle voulait lui donner une chance. Une chance d’avoir une vie plus douce que la sienne. Alors elle l’avait laissée là, et était restée cachée jusqu’à ce que quelqu’un trouve la petite fille. Ca lui avait brisé le coeur, évidemment, et toute sa vie elle se demanderait ce qui était arrivé à sa petite Zoey, mais elle savait aussi que c’était mieux ainsi.

Sa mère avait été en colère, évidemment. Ca n’avait pas duré bien longtemps, l’alcool et la drogue l’avaient bien vite ramenée à son habituelle léthargie, et la vie avait repris son cours. Les défilés de ses conquêtes aussi. Enfant, les petits amis de sa mère l’ignoraient, la plupart du temps. Quand Mae était là, en tout cas, car la moindre occasion était bonne pour fuir. Les choses s’étaient compliquées lorsque la demoiselle était entrée dans l’adolescence. Que son corps d’enfant avait commencé à prendre des courbes plus féminines. Elle était grande. Elle ne paraissait pas si jeune. Elle pouvait sentir leur regard sur elle, et ça lui faisait une peur bleue. A mesure que le temps avançait, les regards s’étaient fait de plus en plus insistants. Et puis les gestes déplacés avaient fini par les accompagner. Alors elle fuyait son appartement, de plus en plus, se réfugiant le plus souvent sur la plage, passant parfois même la nuit dehors, suivant le degrés de creepiness du petit ami actuel de sa mère.

L’école, puis le lycée, ce n’est pas ce que les jeunes préfèrent en général, mais pour Ella-Mae, c’était une parenthèse dans sa vie de merde. Une raison plus que valable pour ne pas être chez elle. Elève sérieuse, résultats corrects, les autres gamins n’étaient pas toujours tendres avec elle. Parce que sa mère était bizarre. Parce que ses vêtements n’étaient pas à la mode. Parce que les jeunes sont méchants entre eux, tout simplement. Divers petits boulots lui permirent toutefois de renouveler un peu sa garde robe, et d’attirer un peu moins l’attention. Ou en tout cas, d’attirer l’attention pour d’autres raisons que les vieilles fripes. Elle voulait avoir l’air… normale. Rien de plus. Enfin, elle aurait bien aimé attirer l’attention d’une certaine personne mais vraiment, c’était peine perdue. Alexis Dawson ne la remarquerait jamais.

Et pourtant. Il a été son premier amour. Et elle l’aimait. Cet amour pure d’une gamine dont le coeur n’a pas encore été brisé, et qui s’imagine que ça durera toujours. Parce que c’est ça, la magie du premier amour - se dire que ça pourrait s’arrêter est tout simplement inconcevable, et ce même s’il était promis à une autre, et que sa famille ne l’accepterait jamais. Un amour un peu clandestin, en somme, mais pour la première fois de sa vie, il lui donnait la sensation de vraiment compter pour quelqu’un. Pendant deux ans, Mae y a cru. Elle l’a aimé. Ils ont pensé à l’avenir, fait des projets aussi. Dont un : s’enfuir. Il laisserait les responsabilités que sa famille entassait déjà sur ses épaules, et elle abandonnerait cette mère qui l’avait délaissée depuis longtemps. Ils avaient tout prévu… La seule chose que Mae n’avait pas vue venir… c’est qu’Alexis ne viendrait pas. Elle y avait cru. Elle l’avait attendu, pendant deux heures, seule sur la plage avec son sac de voyage. Il était juste en retard, il viendrait. Ce n’est que bien des heures plus tard qu’elle avait finalement quitté la plage, le visage baigné de larmes et le coeur brisé. Etait-ce donc ça que sa mère avait ressenti quand son père avait mis les voiles ? Etait-ce ça qui l’avait brisée ainsi, ne laissant rien de plus que l’épave d’une femme brisée ? Pour la première fois de sa vie, elle avait la sensation qu’elle pouvait comprendre. Comprendre pourquoi sa mère avait ainsi voulu se noyer dans l’alcool, ne plus rien ressentir. Ca lui semblait assez tentant, à cet instant. Parce que ça faisait un mal de chien. Elle ne voulait plus jamais ressentir ça. Jamais.

Cependant, Mae s’était promis il y a longtemps que jamais elle ne deviendrait comme sa mère. Au lieu de se réfugier dans l’alcool, elle avait donc construit des barrières autour de son coeur, et s’était concentrée sur d’autres choses. Ses études. Le surf, aussi, sa manière favorite de s’évader. Sa mère avait fréquenté un prof de surf, des années plus tôt - l’un de ses rares exs fréquentables -  qui l’avait initiée à ce sport, et elle avait immédiatement accroché, au point de rejoindre l’équipe du lycée. Toutes les occasions de pratiquer étaient bonnes et c’était une bonne excuse pour ne pas être chez elle. Ce sport la suivit toute sa vie, du lycée, à l’université où son amour pour l’océan l’avait poussée à étudier la biologie marine. Le plan ? Etudes, diplôme, et elle pourrait mettre les voiles. En parallèle, elle avait même réussi à prendre un petit studio, rien que pour elle, cumulant études et petits boulots. Ce n’était pas facile tous les jours, mais elle gérait.

Evidemment, il aurait encore une fois été trop optimiste de s’imaginer que tout irait comme prévu. Toutes ses années d’études, Mae avait travaillé d’arrache pied, et elle voyait enfin la ligne d’arrivée. C’était sans compter sur sa mère, qui avait replongé pour la énième fois. Mae avait pris ses distances mais c’était plus fort qu’elle, elle continuait de garder un oeil sur sa mère, comme elle l’avait toujours fait dans cette relation mère-fille qui avait toujours un peu fonctionné à l’envers. Une overdose. Pas la première. Mae était en pleines révisions pour ses examens une semaine plus tard, et une part d’elle lui murmurait de ne pas s’en occuper. Elle devait penser à elle-même, pour une fois. Mais c’était plus fort qu’elle, sa mère était la seule famille qu’elle avait. Alors elle avait abandonné ses livres, rangé ses notes, et passé la nuit à l’hôpital, et la journée qui avait suivi aussi, et puis avait invité sa mère à rester chez elle le temps de se remettre. Tout ça pour arriver épuisée et la tête ailleurs à sa session d’examens - et échouer. Elle s’était déjà disputée avec sa mère, ce n’était pas une première, mais ça n’avait jamais été à ce point. Elle l’avait foutue à la porte - de son appartement, et de sa vie. C’était fini. Elle avait géré l’instabilité, les addictions, les conneries de sa mère trop longtemps, c’était la goutte de trop.

C’est la dernière fois qu’elle avait revu sa mère, même si à ce moment-là, elle ignorait que ce serait la dernière fois. Après des mois à travailler et à économiser, elle avait finalement fait ce qu’elle mourrait d’envie de faire depuis des années : elle avait mis les voiles. Lâché son studio, fait son sac, et elle était partie à l’aventure. D’abord à travers l’Australie, et dès que ses finances l’avaient autorisé, elle avait dépassé les frontières de son pays natal pour la première fois, et elle n’avait jamais regardé en arrière. Elle était bien repassée en Australie de temps à autres, mais toujours en coup de vent. Elle était bien trop occupée à courir après de nouvelles aventures. Elle vivait de petits boulots en petits boulots, s’engageait dans des missions humanitaires lorsque l’occasion se présentait. Surfait, randonnait, escaladait les quatres coins du monde, rencontrait des gens différents, s’imprégnait de nouvelles cultures. Et elle était heureuse comme ça. Son petit blog de voyage et ses photos lui apportaient un peu d’argent, ses petits boulots venaient compléter, et elle se débrouillait avec les moyens du bord. Ca lui convenait parfaitement. Elle était libre. Heureuse dans sa vie de nomade.

Un jour où l’autre, on fini toujours par rentrer chez soi. Ella-Mae se trouvait à Bali lorsqu’elle a reçu l’e-mail, dans des circonstances dont elle se serait bien passée. Partie explorer et surfer avec une bande d’amis rencontrés sur place dans un lieu reculé, sans réseau ou accès à internet pendant plusieurs jours et… sa sortie a un peu mal tourné. Rassurez-vous, elle n’a pas donné une de ses jambes à un requin affamé, la blonde possède encore quatre membres intacts, pas de squale à signaler. Juste une mauvaise vague, un petit tour dans la machine à laver, et une rencontre plutôt violente avec les récifs qui lui ont laissé quelques blessures de guerre, assez importantes pour lui valoir un petit séjour à l’hôpital, sans pour autant mettre sa vie en danger. Transportée à l’hôpital, c’est à son réveil là-bas qu’elle a enfin pu accéder à son ordinateur, et découvert l’e-mail d’un avocat qui avait tenté de la joindre depuis un mois lui annonçant la mort de sa mère. Elle avait coupé les ponts des années plus tôt. N’avait pas eu de nouvelles depuis des lustres. Ignorait même que sa mère avait été malade. Malgré tout, la nouvelle lui a fait un choc. Parce que ça restait sa mère, même si elle n’avait jamais été douée dans ce rôle, elle restait sa mère, et une lettre l’attendait. La moindre des choses était d’aller la récupérer, et d’au moins aller lui dire au revoir. Alors Mae a signé une décharge à l’hôpital, récupéré ses affaires, et repris le premier avion vers l’Australie qu’elle a trouvé.